N’en déplaise à
certains défenseurs du libre-échange, les blocs commerciaux régionaux offrent
un modèle convaincant de développement économique. En éliminant les obstacles
au commerce au sein d’une région – en harmonisant la réglementation pour
permettre la libre circulation des marchandises, des services et de la
main-d’œuvre – les entreprises deviennent plus efficaces et l’environnement
plus attrayant pour l’IED. Les blocs commerciaux créent aussi des marchés plus
vastes et unifiés offrant à la population un plus grand nombre de produits, de
services et de possibilités, créant ainsi un cercle vertueux d’offre et de
demande. Du moins en théorie.
Comme l’ont
montré des décennies d’expérience, entre la théorie et la pratique, il y a
parfois un fossé. Même lorsque la volonté politique existe de libéraliser les
pratiques commerciales et de créer une zone de libre-échange, la mise en œuvre
intégrale de ces mesures à l’échelle nationale peut s’avérer élusive.
Deux des
régions commerciales les plus avancées d’Afrique et d’Asie n’ont pas encore
révélé leur plein potentiel, et ce en dépit des progrès considérables réalisés
sur la voie de l’harmonisation. La Communauté économique des États de l’Afrique
de l’Ouest (CEDEAO), créée en 1975, se compose de 16 pays membres et est
indéniablement la région commerçante la plus mure d’Afrique. L’Association des
nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) a été constituée en 1967 et compte
aujourd’hui 10 pays membres. En dépit des réalisations réelles de la CEDEAO et
de l’ANASE, les entreprises restent confrontées à un éventail d’obstacles non
tarifaires dans les deux régions.
Obstacles aux
échanges en Afrique de l’Ouest
Issifu Alhasan est
responsable du service clients d’Unilever Ghana et, depuis 2002, responsable
des échanges transfrontières de biens et de services pour l’entreprise. Il
explique qu’au Ghana, respecter les règles de la CEDEAO est extrêmement
complexe, et que cela décourage les entreprises ghanéennes d’exporter.
‘Vous ne
pouvez pas simplement commencer à produire une fois établi dans la
sous-région,’ affirme Alhasan. ‘Avant de pouvoir tirer parti du libre échange
en Afrique de l’Ouest, vous devez vous enregistrer en tant qu’entreprise,
enregistrer vos produits, puis renouveler les enregistrements chaque année.’
Même ainsi,
l’enregistrement dans un pays de la CEDEAO aux fins d’échanges transfrontières
n’est pas nécessairement reconnu dans les autres pays de la CEDEAO. Les
fonctionnaires des douanes exigent parfois d’autres formalités qui ralentissent
le processus et ajoutent au coût de l’exportation.
‘Imaginons
que vous fabriquiez des marchandises au Nigeria et que vous vouliez les vendre
au Ghana,’ propose Alhasan. ‘Vous pouvez venir au Ghana avec vos marchandises
et les proposer à la vente tout simplement. Vous ne pouvez pas faire de même
avec des produits ghanéens au Nigéria. Le Nigéria impose un contrôle de votre
entreprise, un autre enregistrement, et l’obtention d’un permis de production
de masse, le tout prenant au moins six mois. Cela n’encourage pas à fabriquer
en dehors du Nigéria et à destination du marché nigérian.’
Pour
différentes raisons de cette nature, la plupart des petits producteurs
choisissent de ne pas s’enregistrer, ce qui leur ferme la porte de la
sous-région élargie de la CEDEAO.
Lutter contre
l’inertie
Les obstacles
bureaucratiques mis à part, les échanges en Afrique de l’Ouest ne sont pas
entièrement libres, même pour les négociants ayant enregistré leurs entreprises
et leurs produits. Des frais officiels et non officiels sont fréquemment
prélevés par les autorités à la frontière et aux points de contrôle le long des
couloirs commerciaux. Selon le 15ème Rapport sur l’amélioration de
la gouvernance routière, couvrant la période allant de janvier à mars 2011, les
camions en Côte d’Ivoire étaient tenus d’acquitter, en moyenne,
$E.-U. 21,44 en pots-de-vin et de franchir 3,8 contrôles tous les 100 km
sur la route entre Abidjan et les pays du nord.
‘Dans
certains pays d’Afrique de l’Ouest, les frais de transit sont tels qu’ils
équivalent à des droits de douane,’ affirme Alhasan. ‘Les importations sont
admises en franchise de droits, mais les autres prélèvements à acquitter sont
ridicules et font perdre énormément de transactions à la sous-région.’
Ziad Hamoui,
Président intérimaire de la Borderless Alliance, une organisation à but non
lucratif qui prône la libre circulation des biens et des personnes en Afrique
de l’Ouest, estime le problème surmontable. ‘L’échange d’informations est nécessaire
pour dénoncer les dérives. La plupart des autorités au plus haut niveau ne sont
pas conscientes des pratiques en vigueur le long des couloirs. Une fois
alertées sur les obstacles au commerce, elles s’efforcent d’y remédier
rapidement. Une fois le problème mis au jour, que des mesures sont prises pour
y faire face, que les choses changent, les gouvernements et les négociants
peuvent voir les choses différemment. Il s’agit donc essentiellement
d’améliorer la visibilité le long des couloirs, pour les secteurs public et
privé.’
Cela dit, il
reconnaît que les pratiques actuelles, illégales aux yeux de la CEDEAO, sont
bien enracinées. De l’avis de M. Hamoui, le fait que les gagnants et les
perdants potentiels soient si nombreux est un frein important au libre-échange
en Afrique de l’Ouest. À titre d’exemple, l’ouverture des frontières rendra les
entreprises professionnelles de camionnage plus efficaces et plus
concurrentielles, ce qui privera un grand nombre de chauffeurs de l’économie
informelle de leur emploi.
‘Tant que
vous n’avez pas la volonté politique de faire en sorte que le système soit plus
efficace et de donner aux laissés-pour-compte un rôle plus productif, il sera
difficile d’instaurer ce système,’ dit-il. ‘Le système est statique car ceux
qui le composent ne souhaitent pas bouger de leur zone de confort – sauf les
consommateurs qui payent plus qu’ils ne le devraient. Les producteurs, les
distributeurs et autres fournisseurs de services pratiquent des prix trop
élevés.’
Prisonniers du piège
du revenu intermédiaire
En Asie du Sud-Est,
l’ANASE éprouve des difficultés en matière de mise en œuvre. La mondialisation
et l’essor des économies chinoise et indienne ont signifié une énorme pression
concurrentielle dans la région.
‘Si vous
prenez l’huile de palme, le pétrole ou le thé, il s’agit de ressources
naturelles pour lesquelles nous sommes concurrentiels,’ déclare OK Lee,
Président de la filiale de la Fédération des fabricants de Malaisie (FMM) à
Penang. ‘Mais lorsqu’il s’agit de produits manufacturés, chaque pays peut être
un concurrent.’
D’une manière générale, le marché de la Malaisie est très ouvert, ses
exportations avoisinant 200% du PIB. Depuis vingt ans, affirme Lee, elle
promeut constamment l’investissement industriel et les obstacles à la constitution
d’entreprises sont peu nombreux. Mais cette ouverture a un coût. La croissance
rapide a tiré le chômage vers le bas, mais les salaires n’ont pas réellement
augmenté et l’innovation dans le pays n’a pas progressé.
‘Actuellement,
la Malaisie produit uniquement pour des tiers, selon le cahier des charges
d’autres pays,’ affirme Lee. ‘Nous manquons de compétences en positionnement de
marques et en commercialisation internationale – et nous ne disposons pas de
notre propre technologie. Nous essayons de relever le salaire minimum, mais si
vous agissez trop vite, les entreprises manufacturières perdent en
compétitivité. Sortir de ce piège du revenu intermédiaire n’est donc pas chose
facile.’
Ce cercle
vicieux économique pousse trop souvent la main-d’œuvre qualifiée et les plus
brillants à quitter la Malaisie pour d’autres pays offrant des emplois mieux
rémunérés. ‘La fuite des cerveaux est pour nous un énorme problème, nos forces
vives étant séduites par des pays tels que Singapour, la Chine, l’Australie et
d’autres qui payent mieux,’ déclare Lee. ‘Nous attirons quantité de
main-d’œuvre bon marché en provenance d’Indonésie et d’autres pays de l’ANASE,
mais elle occupe des emplois peu rémunérés dans le secteur manufacturier. Le
Gouvernement malaisien a donc constitué un ‘corps de talents’ pour essayer de
ramener les talents Malaisiens dans le pays.’
Les obstacles
au commerce sont partout, affirme Lee, citant les normes parmi les obstacles
non tarifaires les plus courants à l’échelle mondiale. ‘Nous n’avons pas conclu
d’accord de reconnaissance mutuelle (ARM) en matière de normes. À titre
d’exemple, ces deux dernières années nous avons été durement touchés dans nos
exportations de fruits de mer surgelés vers l’Europe car nous n’étions pas en
mesure de satisfaire à toutes les exigences de l’UE. Mieux préparée que la
Malaisie, la Thaïlande a profité de cette situation. La question se pose donc
de savoir si les normes internationales sont à 100% justes et équitables.’
La Malaisie
n’est pas irréprochable en ce qui concerne la mise en œuvre des règles de
l’ANASE. Elle s’est attirée les foudres de tous ses membres, affirme Lee, pour
avoir protégé sa voiture nationale, la Proton, en prélevant des droits de
douanes et d’autres charges. Selon Market Access Map, une base de
données de l’ITC et un outil d’analyse des droits de douane dans le monde, les
tarifs douaniers appliqués par la Malaisie sur les voitures de tourisme
importées sont, pour la plupart des lignes tarifaires, considérablement plus
élevés que ceux appliqués par l’Europe, le Japon et l’Australie. Ainsi,
poursuit Lee, bien que la Malaisie dispose du plus vaste marché automobile de
la région, les mesures protectionnistes appliquées au secteur de l’automobile
ont sapé l’influence bénéfique du libre-échange et le pays a perdu l’occasion
d’être un chef de file de l’automobile dans la région.
Optimisme pragmatique
pour le libre-échange régional
Il est peut-être
logique que les dirigeants d’entreprises décrient tout ce qui est susceptible
de saper leur rentabilité et d’empêcher la concurrence loyale. Leurs
réclamations en ce qui concerne les obstacles locaux sont donc compréhensibles,
même s’ils se félicitent des objectifs de la CEDEAO et de l’ANASE. Comment ces
hommes d’affaires voient-ils alors leur avenir? Peut-on encore espérer réaliser
l’objectif d’une zone économique de libre-échange dans leur région?
‘Je ne pense pas que les échecs de l’ANASE soient de nature politique’,
affirme Lee. ‘Les pressions économiques ont contraint les pays à agir, en
particulier avec la montée en puissance de la Chine et de l’Inde. La région de
l’ANASE compte entre 560 millions et 600 millions d’habitants. Si nous
réussissons à instaurer le libre-échange entre eux, nous pourrons attirer
l’IED, tout comme la Chine l’a fait avec son immense marché.’
‘Je suis
optimiste car l’Afrique de l’Ouest est riche en ressources, en personnes
intelligentes et bien formées,’ affirme Hamoui. ‘Des mesures devront être
prises, que les politiques le veuillent ou non. Je pense que mieux vaut s’y
préparer dès aujourd’hui, plutôt que d’attendre d’être mis devant le fait
accompli. La défense des meilleures pratiques et l’élimination des pratiques
irrégulières sont, pour l’heure, un bon point de départ.’
‘Si nous sommes
décidés à faire que les choses changent, elles changeront,’ affirme Alhasan.
‘Tout est une question d’individus. La CEDEAO dispose d’excellentes politiques
qui ont été entérinées par les bonnes personnes. Mais ce dont nous avons
besoin, c’est de cohérence et de discipline. Sans cela, nous
n’avancerons pas.’