Cette crise n'agit pas tel un tsunami, à la manière d'une lame
de fond balayant tout sur son passage, mais plutôt comme une
succession de vagues dont les effets s'additionnent sur de longues
périodes.
J'entrevois trois vagues successives déferlant sur les pays en
développement. À court terme, la première vague a entraîné la
suspension ou l'annulation de l'investissement direct étranger
(IDE) en faveur des pays en développement. La deuxième vague s'est
traduite par une contraction marquée des importations des
principaux pays de l'OCDE, avec comme effet miroir une baisse des
exportations des pays en développement et une chute brutale des
prix d'exportation. La troisième vague se manifestera par des
licenciements s'accompagnant d'une baisse brutale des revenus et
des transferts de fonds. Certains pays en développement seront plus
gravement affectés, mais aucun ne sera épargné.
Analyse de l'impact
Nous savons peu de choses sur l'interaction et la covariance de
ces impacts, qui déterminent pourtant l'intensité et la durée de la
crise pour chaque pays, chaque producteur et chaque exportateur.
Les effets sur le commerce et l'investissement s'additionneront,
les envois de fonds faibliront et la migration des travailleurs se
ralentira, accentuant la baisse du revenu national. Il est donc
probable que la crise continuera d'affecter les pays en
développement, même si des signes de relance sont perceptibles dans
les pays de l'OCDE. De toute façon, la reprise n'est pas pour
2009. Depuis l'apparition de "pousses vertes" début juillet lorsque
quelques banques mondiales, dont la Deutsche Bank, ont annoncé des
profits supérieurs aux prévisions, la demande reste atone du fait
du chômage élevé et d'une confiance des consommateurs en berne.
Les pays en développement sont les dommages collatéraux de cette
crise. Ils étaient largement absents des marchés "toxiques", à
l'exception de quelques fonds d'investissement souverains chinois
et singapouriens des secteurs de la banque et de l'assurance. Ils
ont été durement frappés même s'ils ont placé leur confiance dans
des fleurons notés AAA, tels que Bear Sterns, Fortis et Lehmann
Brothers. La sous-réglementation des marchés financiers a conduit à
une surexposition des institutions financières, surtout des banques
d'investissement américaines. Le fait qu'elles aient réussi à
vendre des actifs à risque à d'autres acteurs, dont des fonds de
pension du monde entier, tient à leur capacité d'exploiter les
asymétries d'information. Les investisseurs du monde entier ont été
facilement séduits par l'appât de rendements constants et
prévisibles.
L'investissement
L'Institut de finance internationale (IFI) basé à Washington a
observé les mouvements de capitaux privés vers les pays en
développement et a fait des observations étonnantes. Selon l'IFI,
le niveau des capitaux privés investis dans les pays en
développement devrait baisser de 82 pour cent en 2009 par rapport à
2007. Il ne s'agit pas d'une réponse à la baisse de rentabilité
dans les pays en développement. Je n'abonde pas dans le sens de
l'IFI quand il estime que les investisseurs sont devenus frileux à
l'égard des risques. C'est surtout le resserrement du crédit qui a
mis fin au laxisme financier et à l'emprunt facile. On s'attend à
ce que les prêts nets des banques commerciales soient négatifs de
$E.U. 61 milliards, autant d'argent en moins pour les
pays émergents et en développement, alors qu'ils étaient positifs
en 2008 ($E.U. 167 milliards). L'heure est grave.
La CNUCED estime que l'IDE devrait baisser de 10 pour cent en
2009. Ce qui tranche avec l'enquête de 2007 sur les sociétés
transnationales, alors que certaines entendaient accroître leurs
investissements à l'étranger, notamment sur les marchés émergents.
La suppression des projets d'investissement de portefeuille et de
capital-risque de la première vague a contraint les entreprises à
revoir leurs projets d'investissement. L'effet est identique dans
le secteur des services où les banques et les assureurs se
restreignent. Cette évolution concerne autant le premier groupe de
pays émergents (Chine, Inde et Brésil) que le second (Thaïlande,
Kenya et Philippines notamment).
Commerce
Pour évaluer l'impact de la crise sur les échanges des pays en
développement, il faut examiner les indicateurs à haute fréquence,
tels que les données mensuelles sur le commerce et le
développement. L'ITC produit des données mensuelles sur le commerce
à partir des données fournies par différents pays qu'il confronte
aux données miroir des grands importateurs. Les données mensuelles
concernant la plupart des pays d'Amérique latine, les pays BRIC
(Brésil, Fédération de Russie, Inde et Chine) et l'OCDE sont
disponibles pour 2008. (L'ITC les fournit gratuitement aux
utilisateurs des pays en développement à
l'adresse www.intracen.org.) On dispose de données sur les
principaux pays et territoires importateurs jusqu'en mai-juin 2009,
incluant les États membres de l'Union européenne, des pays de
l'OCDE tels que les États-Unis, le Japon, l'Australie, et des
membres de l'Association européenne de libre-échange (AELE)
incluant la Norvège et la Suisse.
Les types de chocs commerciaux auxquels se heurtent les pays en
développement sont de trois ordres:
- Les chocs sur le prix des
matièrespremières qui se traduisent par
un effondrement des prix dû à un net recul de la demande des pays
de l'OCDE et BRIC; la région la plus touchée est l'Afrique
subsaharienne, notamment le Bénin, le Kenya, l'Ouganda et la
Zambie.
- Le choc sur la demande de produits
manufacturés entraîne un assèchement des commandes. Le cas
des vêtements cambodgiens sur le marché américain parle de
lui-même: les importations sont passées de $E.U. 207 millions
en février 2008 à $E.U. 99 millions en février 2009; les
chiffres consolidés des cinq premiers mois de 2009 indiquent un
recul de 20 pour cent.
- Les chocs sur la demande de services,
notamment dans le tourisme, sont un autre volet important; le
Cambodge, le Gabon, le Kenya, Maurice et la Zambie sont les pays
les plus affectés.
Les pays à forte diversification en termes géographique et
d'assortiment de produits et services de leur panier d'exportations
sont mieux à même de résister aux chocs car l'impact sur les
secteurs n'est ni uniforme ni d'égale intensité. L'exemple de
la confection au Cambodge et au Bangladesh est éloquent; alors que
le premier ciblait le marché américain haut de gamme, le second
privilégiait les vêtements basiques à destination de l'Union
européenne et des États-Unis. Actuellement, le Cambodge traverse
des remous plus violents que le Bangladesh. L'élasticité-prix de la
demande pour différents types de vêtements sur les marchés de
l'OCDE peut fortement varier. Il est trop tôt pour tirer des
conclusions générales mais il serait prudent de développer
différentes gammes de produits au sein d'un même secteur.
Envois de fonds
Les transferts de fonds vers les pays en développement vont
inéluctablement chuter en 2009. Sur la période 1997-2007, ils ont
revêtu une importance accrue pour les pays en développement. Pour
tous ces pays, leur part dans le PIB est passée de 1,2 pour cent à
1,9 pour cent. La part des transferts de fonds dans les revenus des
pays les moins avancés (PMA) est à 6 pour cent.
Près de 53 pour cent de tous les migrants (enregistrés) issus de
pays en développement ont un domicile dans un pays développé. Or
ces migrants génèrent 84 pour cent des envois de fonds
vers les pays en développement (63 pour cent dans les PMA). Avec
l'effondrement des emplois et des revenus dans l'OCDE, la pression
sur le travail va s'affermir. Bas salaires et marginalisation
affecteront le statut social des travailleurs migrants et éroderont
fortement leur capacité à soutenir leur famille et leurs
proches, et à investir pour leur avenir dans leur pays
d'origine.
La situation actuelle est plutôt inquiétante. Le Kenya fait état
d'une baisse de 12 pour cent des transferts de fonds au cours du
second semestre 2008 et au Cambodge, les transferts en pourcentage
du PIB sont passés de 4,2 pour cent à 3,4 pour cent et la tendance
devrait perdurer. Certains PMA, qui bénéficient de transferts de
fonds d'un seul pays émergent - par exemple, le Lesotho et
l'Afrique du Sud (81 pour cent) ou le Népal et l'Inde (79 pour
cent) - sont exposés à des risques élevés.
RÉPONSES POLITIQUES
Au plan mondial
L'aide étrangère au développement (AED) et la disponibilité des
financements du FMI sont deux facteurs clés du scénario de l'aide
publique destinée aux pays en développement. Selon le comité
d'aide au développement de l'OCDE, l'AED s'est bien portée en 2008.
L'AED publique nette a augmenté de 10 pour cent pour se fixer à
$E.U. 119,8 milliards; l'aide bilatérale nette en faveur de
l'Afrique subsaharienne représente $E.U. 22,5 milliards de ce
montant. Les engagements en faveur de l'AED n'ont guère variés mais
les débours réels, déjà en retard sur le calendrier en 2008,
pourraient davantage piétiner.
Concernant l'appui financier du FMI en faveur des pays en
développement, la décision du G20 du 2 avril 2009 a permis
l'accroissement des ressources pour aider les gouvernements à court
de liquidités. Pourtant la situation n'est toujours pas réglée sur
le terrain actuellement. Depuis début avril 2009, le FMI a consenti
des prêts importants aux économies émergentes d'Amérique latine
($E.U. 59 milliards) et d'Europe centrale et orientale
($E.U. 45 milliards) destinés à 15 interventions. En outre, le
FMI a approuvé le doublement des limites à la capacité d'emprunt
via de nouvelles modalités d'octroi de prêts telles que: "Ligne de
crédit flexible", "Accord au titre de la facilité pour la réduction
de la pauvreté et pour la croissance", "Facilité contre les chocs
exogènes" et "Accord de confirmation". Ainsi, il a approuvé un
accord de $E.U. 47 milliards au Mexique au titre de la Ligne
de crédit flexible et de $E.U. 209 millions au Kenya au titre
de la Facilité contre les chocs exogènes. Néanmoins, depuis la
décision d'avril du G20, les nouveaux prêts en faveur de 18 pays
africains n'ont représenté que $E.U. 2,2 milliards et 18
interventions. La question reste ouverte de savoir si les nouvelles
facilités seront trop faibles ou trop tardives pour de nombreux PMA
et pays en développement à faible revenu.
Robert Zoellick, Président de la Banque mondiale a lancé un
appel en faveur d'un fonds vulnérabilité de $E.U 15 milliards
destiné aux pays en développement. Le 6 juillet, lors d'une réunion
à Genève sur l'Aide pour le commerce, il a réitéré son offre
d'appui au financement du commerce, en rappelant son expérience
comme ancien représentant américain au commerce auprès des Nations
Unies. Ban Ki-moon, Secrétaire général des Nations Unies, a demandé
que des mesures incitatives d'un montant de $E.U. 1 milliard
soient prises en faveur des pays en développement. L'étude qui fait
autorité de l'Overseas Development Institute de Londres a demandé
que des mesures incitatives d'une valeur de $E.U. 50 milliards
ciblent l'Afrique subsaharienne. Il faut exploiter ces
promesses.
Au plan national
Les gouvernements s'emploient à mettre en place des politiques
pour gérer les chocs - via des politiques keynésiennes
"intelligentes" ciblant les secteurs et les familles les plus
vulnérables. Ces politiques exigent des ressources fiscales à un
moment où les revenus fiscaux sont au plus mal. La taille des
programmes est importante dans certains pays en développement; par
exemple en mars, le Parlement indonésien a approuvé un programme de
73,3 milliards de roupies ($E.U. 7,4 milliards), soit près de
1,3 pour cent du PIB, qui se focalise sur l'allégement fiscal, les
dépenses d'infrastructure et autres mesures d'appui à la demande et
l'emploi intérieurs. D'autres économies émergentes du G20, dont
l'Afrique du Sud, l'Argentine,le Brésil, la Chine, l'Inde, et la
Turquie, ont adopté des mesures incitatives axées sur
l'infrastructure, la réduction des impôts et parfois des
subventions à l'exportation.
Que faire d'autre dans le domaine du commerce?
Malgré les mesures du G20 et les incitations fiscales adoptées
par plusieurs grands pays, les mesures en vue d'aider les pays à
faible et moyen revenus à s'attaquer aux macrochocs commerciaux
font encore défaut. L'ITC se tient prêt à intervenir.
Premièrement, il faut privilégier l'essor du commerce. Le
financement du commerce et les lignes régulières de crédit
commercial sont actuellement réduits et il faut s'y attaquer de
toute urgence. Les initiatives de financement du commerce du G20
doivent inclure un volet spécifique pour les pays en développement
à faible revenu et fournir des garanties financières adaptées aux
exportateurs.
Deuxièmement, il faut faciliter l'accès des pays en
développement aux conseils stratégiques sur les options
envisageables pour la politique liée au commerce, sur un double
plan: offensif et défensif. L'accession à l'OMC des 12 PMA non
membres doit être inscrite à l'agenda de la réunion prévue pour fin
2009.
Et enfin, les pays doivent préparer une série de scénarios,
incluant le plus pessimiste, en assumant qu'on en est aux prémisses
d'une longue et profonde récession susceptible de durer trois à
cinq ans. Dans ce cadre, ils doivent évaluer les possibilités liées
à une diversification des produits et des marchés.